Bien Vivre
Bien vivre Alzheimer - Le livre d'éhtique pratique pour les aidants familiaux
Préface
Écrite par Pierre Le Coz, philosophe qui a consacré une grande partie de ses travaux à l’éthique médicale. Pierre Le Coz est professeur des Universités (faculté de médecine de Marseille) et docteur en Sciences de la vie et de la santé. Il fait partie de l’équipe de médecins et enseignants-chercheurs de l’Espace Éthique Méditerranéen. Il est également président du Comité de déontologie et de prévention des conflits d’intérêts de l’Agence Nationale de Sécurité Sanitaire (ANSES) et a été le vice-président du Comité Consultatif Nationale d’Éthique (CCNE) jusqu’en 2012.
Le présent ouvrage se propose de mettre les ressources de l’éthique au service des familles accompagnant un proche atteint d’une maladie d’Alzheimer. Comment continuer à vivre le plus normalement possible ? Comment « faire avec » cette maladie ? Face aux décisions qui s’imposent à lui au quotidien, l’aidant se trouve confronté à plusieurs scénarios d’adaptation à l’inédit des situations. Il peut privilégier la sécurité de son proche mais au risque de sacrifier sa liberté d’initiative. Comment trouver un juste équilibre entre mesures protectrices et prises de risque mesurées ? Aider l’autre sans le rabaisser, l’assister sans l’humilier : tel est le souci éthique constant qui hante ceux qui sont appelés à vivre avec une personne ayant perdu l’usage de ses facultés cognitives.
L’intérêt majeur du présent ouvrage est de trouver les mots justes pour décrire une multiplicité de situations dans lesquelles les aidants se trouvent engagés, bon gré mal gré. Rédigées par des professionnels confirmés, les pages qui suivent donnent forme aux dilemmes éthiques les plus fréquents. Ainsi, doit-on laisser le patient s’emparer d’un objet tranchant pour accomplir une tâche culinaire qui lui tient à cœur ? Faut-il surmonter sa propre peur pour lui permettre de sortir seul ? Il est vrai que les histoires sont singulières, les contextes changent, les personnes sont uniques. Les problèmes appellent des résolutions au cas par cas. Mais pour ne pas improviser des réponses arbitraires et hasardeuses, il est nécessaire de disposer de principes d’action qui fixent des orientations générales.
Corine Ammar, Faustine Viailly et Benoît Michel proposent, en ce sens, de faire appel à trois standards de l’éthique reconnus à l’échelle internationale : autonomie, bienfaisance, non-malfaisance. Ces principes éclairent le sens de nos jugements de valeur et permettent d’identifier les attentes morales fondamentales de tout être humain, quel que soit son état de santé. La formalisation de ces grands principes de l’éthique a été l’œuvre de Tom Beauchamp et John Childress, deux penseurs contemporains dont l’ouvrage intitulé Principles of Biomedical Ethics [1] a été six fois réédité depuis sa première publication il y a trente ans. Désormais, partout dans le monde, ces principes régulateurs sont reconnus comme des points de repères indispensables pour qui veut se poser les bonnes questions aux bons moments.
Il est vrai que l’autonomie se réduit à mesure que l’on avance dans la maladie. N’est-il pas dérisoire de chercher à respecter l’autonomie d’un sujet dont l’esprit est désorienté ? Sur ce point, les auteurs soulignent à quel point il est essentiel que l’aidant s’efforce de faire exister le peu d’autonomie dont dispose encore leur proche. Tout être humain, jusqu’à la fin de sa vie, demeure attaché à la parcelle de liberté qui lui reste. Aussi, lorsque l’aidant est contraint de la restreindre dans une situation donnée, aura-t-il à cœur de la faire ressortir à un moment ultérieur. Le proche doit sentir qu’il est encore capable d’exercer sa volonté à travers des initiatives, si modestes soient-elles.
Le second principe, le principe de bienfaisance, consiste à prodiguer aide, sollicitude et soutien aux personnes qui ne peuvent pas ou plus se suffire à elles-mêmes. Accomplir un bien en faveur d’autrui est toujours une tâche périlleuse car il faut s’assurer que le bien tel que nous-mêmes nous le concevons coïncide avec le bien tel que l’autre se le représente. Le risque est toujours de sombrer dans un paternalisme étouffant, au motif de faire son bien. Être bienfaisant envers autrui suppose une perception intuitive de sa souffrance jointe au désir de la réduire. Une compassion respectueuse nous révèle la valeur que nous attachons à la bienfaisance. Le philosophe Levinas nous a enseigné à recueillir une parole muette à la surface du visage d’autrui. Un visage d’où émane un appel à la justice qui nous met en demeure de répondre : « je te promets de ne pas t’abandonner ». C’est par son visage que l’autre me rappelle qu’il est porteur d’une grandeur absolue. La puissance de son visage n’est pas la puissance des grands de ce monde. C’est la force d’une présence et la pénétration d’un regard en quête d’humanité.
Mais il arrive souvent qu’avec des pathologies aussi invalidantes que la maladie d’Alzheimer, nous ne sachions plus en quoi consiste le bien de l’autre. C’est ici que se fait sentir l’importance du troisième principe, le principe de non-malfaisance. Ce principe a pour lointaine origine le primum non nocere hippocratique : « D’abord ne pas nuire » [2]. Sa mise en œuvre se traduit par le souci d’épargner à autrui un préjudice qui ne ferait pas sens pour lui. Nous doutons parfois de ce qui lui ferait du bien mais nous savons à coup sûr ce qui lui ferait du mal : le maltraiter, abuser de sa faiblesse, l’infantiliser, le culpabiliser, le blesser dans son amour-propre par la punition ou le chantage.
Au-delà des orientations pratiques qu’il suggère, ce « précis pratique d’éthique ordinaire » nous dispense un message humaniste sur la fragilité fondamentale de la vie humaine. Même lorsque la maladie l’a rendu comme absent au monde, un homme ne perd pas sa dignité car c’est une dimension consubstantielle à son être. Rien ne peut lui retirer sa dignité car elle est inhérente à son humanité. Nous devons à chacun de nos semblables une égale considération. Tout sujet malade requiert d’être traité comme soi-même c’est-à-dire comme un homme, parce qu’il est homme, frère sinon de sang du moins de condition. En lui comme en moi palpite la vie qui est le principe de tout être.
On saluera dans ce livre d’éthique pratique, la première tentative d’apporter aux familles les principes d’action et les outils de réflexion dont ils ont besoin pour résoudre leurs dilemmes au quotidien. On saura gré à ses auteurs d’avoir su délivrer un message philosophique sur la vulnérabilité de notre condition tout en nous enseignant le courage de ne jamais nous abandonner à la résignation.
[1] Beauchamp & Childress, 2008.
[2] Jouanna, 1992.